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Ondoua Biwolé : « le peu d’intérêt accordé aux ressources humaines est l’une des plus graves erreurs de stratégie du Cameroun »

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(BFI) – L’ancienne titulaire du poste de directeur général adjoint de l’Institut supérieur de management public (ISMP) est l’une des voix qui font autorité en matière de gouvernance publique au Cameroun. Enseignante à l’Université de Yaoundé II et professeure associée à Yale University, aux États-Unis, Viviane Ondoua Biwolé a publié une demi-dizaine de livres sur la question. À l’occasion du colloque national sur la modernisation de la fonction publique camerounaise, elle analyse les problèmes qui empêchent les administrations publiques du pays à s’installer dans la performance.

Du 13 au 15 janvier 2020, un colloque national sur la modernisation de la fonction publique camerounaise s’est tenu à Yaoundé. À l’occasion, vous avez soutenu que le ventre mou de l’administration publique est la ressource humaine. En quels termes se pose le problème ?

Convenons au préalable d’une réalité indéniable : la ressource humaine, réputée flexible et adaptable, est considérée comme surdéterminante. C’est elle qui transforme les autres ressources et leur donne du sens. Malheureusement, elle ne fait pas l’objet d’attention particulière dans l’administration publique camerounaise. Pour s’en convaincre, il suffit d’apprécier le déploiement de cette fonction au triple plan de sa considération stratégique, de son déploiement structurel et des profils des personnels impliqués dans sa mise en œuvre.

Il apparait effectivement que le Cameroun a élaboré des stratégies de long terme, sectorielles et à périmètre ministériel, sans en élaborer une en matière de ressources humaines. Considérées pourtant comme le corps social qui accompagne la production, les ressources humaines n’ont pas fait l’objet du même niveau d’intérêt que la production. Il n’existe aucun document de gestion stratégique des ressources humaines.

De même, dans la plupart des ministères (29 sur 37), la fonction ressource humaine a un positionnement opérationnel qui côtoie les fonctions matérielle et finance au sein des directions des affaires générales. Dans ce contexte, toutes les préoccupations de gestion des ressources humaines sont assurées par un sous-directeur des personnels, dont le profil n’est pas toujours adapté aux exigences de la fonction. Seuls 8 ministères (soit 21%) disposent d’une direction des ressources humaines. Là encore, le profil des occupants de ce poste ne correspond pas aux exigences de la fonction. Ces constats sont la conséquence des nominations qui ne se font pas toujours conformément aux cadres organiques pourtant disponibles. Inférés à d’autres domaines de l’action publique, on comprendrait alors pourquoi les politiques publiques ont de la peine à s’exécuter efficacement, ou pourquoi les projets sont peu impactants.

Nous soutenons alors que le déploiement inadéquat des ressources humaines de l’État est en grande partie responsable des contreperformances des administrations et entités publiques. Le peu d’intérêt accordé à cette dimension est l’une des plus graves erreurs de stratégie du Cameroun.

L’autre maladie de l’administration publique camerounaise est ce que vous appelez le « brouillage identitaire ». Comment cela se manifeste-t-il concrètement ? Et quels types de problèmes cela crée ?

Le « brouillage identitaire » caractérise une situation d’incohérence idéologique. Dans l’administration publique, l’on observe en effet une contradiction entre les dispositions réglementaires et les pratiques concrètes. À titre d’exemple, la nomenclature managériale de l’administration s’est enrichie ces 10 dernières années des concepts issus du privé tels, l’exigence de performance, la gestion axée sur les résultats, l’exigence de transparence. En même temps, le leadership exercé est aux antipodes de ces exigences, dont la référence aux pratiques démocratiques est un préalable. Cette situation, sans la justifier, semble découler de la difficulté qu’ont les agents publics à accepter le changement de paradigme. Celui-ci est le passage du paradigme bureaucratique hiérarchique rigide, où le chef est tout puissant, omnipotent et omniscient et demande juste obéissance à lui-même et aux règles qu’il édicte, à un modèle plus flexible, exigeant collaboration et gestion participative.

Ce « brouillage identitaire » volontairement entretenu rend les réformes structurelles difficiles et inefficaces. Ces réformes, adossées sur le nouveau paradigme et le nouvel encadrement juridique qui l’accompagne, existent comme des gadgets de bonnes intentions à la défaveur d’une véritable adhésion. Dans ce contexte, deux phénomènes sont récurrents. En premier, le déni de responsabilité. Il conduit les dirigeants de niveaux intermédiaires à ne pas prendre de décisions importantes au risque de se faire reprendre par la hiérarchie encore marquée par les pratiques fortement hiérarchisées accordant peu de place à l’innovation. Le deuxième phénomène concerne les situations d’insécurité juridiques dans lesquels les dirigeants se retrouvent lorsqu’il n’y a pas arrimage aux nouvelles dispositions réglementaires du fait de l’inertie ou de diverses résistances.

Dans l’un ou l’autre cas, la qualité des services publics est affectée. Les récriminations s’accroissent et les transformations structurelles attendues tardent à se réaliser. Le retard dans la réalisation des différents projets est si récurrent qu’il n’est plus considéré comme un dysfonctionnement. Les dirigeants coupables de ce fait ont une rhétorique. Ils commencent leurs phrases par : « Mieux vaut tard que jamais ! ». Un triste aveu d’échec, hélas ! Il vaut mieux ne pas chercher à savoir quels sont les préjudices causés aux différents partenaires dans ces conditions (fournisseurs, banques, bénéficiaires…). C’est d’ailleurs une préoccupation peu adressée.

Comment tout cela impacte-t-il la performance de l’administration et des entreprises publiques ?

La question de l’impact de cette incohérence conceptuel est perceptible à travers la difficulté que l’administration et les entités publiques ont à effleurer la performance économique. Les rapports du ministère des Finances, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international reconnaissent que les entités publiques ont une contreperformance chronique depuis bientôt 10 ans. À mon avis, la qualité des ressources humaines est au cœur de cette contreperformance.

Si la compétence est en effet définie comme la capacité d’un acteur à utiliser ses différentes connaissances pour résoudre des problèmes organisationnels, on en conclurait que les acteurs des entités publiques souffrent d’incompétence ! Et le brouillage identitaire décrié plus haut agit de manière insidieuse et désastreuse. Comme elle se loge dans la rationalité cognitive des acteurs, elle en prend les commandes et guide la prise de décision.

En effet, l’acteur est socialement situé. C’est-à-dire que la perception qu’il a des phénomènes est tributaire de sa position, de sa disposition, des institutions et des instruments théoriques lui permettant de donner « sens » aux réalités auxquelles il fait face. Vivant cette incohérence conceptuelle, il faut craindre que les dirigeants publics prennent des décisions déconnectées des exigences réelles de la situation et dont les conséquences sont inestimables en termes d’argent, d’informations voire de vies humaines.

Dans votre dernier ouvrage titré « Scandales. Éléments de casuistique pour une viabilité organisationnelle au Cameroun », vous identifiez trois fenêtres de vulnérabilité organisationnelle : les dérives managériales, l’ingérence de la présidence de la République et les défaillances des institutions. Quel(s) lien(s) avec les défis mis en exergue lors du colloque sur la modernisation de la fonction publique ?

Les thématiques relatives au leadership dans la fonction publique, celles de l’éthique et de l’émergence d’un nouveau type d’agent public, permettent d’adresser les défis relevés dans l’ouvrage. Toutefois, la question de l’ingérence ou de la sollicitation du président de la République dans la résolution des problèmes organisationnelle n’a pas fait l’objet de débat lors du colloque. Elle n’a même pas été évoquée.

On peut le comprendre, car elle touche au système politique et au très protégé concept de « pouvoir discrétionnaire ». Certains soutiennent d’ailleurs que le pouvoir discrétionnaire ne devrait s’adosser sur aucune contrainte. Et c’est justement cet usage arbitraire qui est rejeté par d’autres. Les tenants de ce rejet insistent sur la nécessité du respect de l’encadrement réglementaire du pouvoir discrétionnaire, au nom duquel il n’est pas autorisé d’agir selon son bon vouloir ou de manière essentiellement discriminatoire. Je pense en effet qu’il est urgent de respecter un minimum de rationalité managériale dont le support est juridique.

De toutes les façons, la rationalité politique stricte ne peut perdurer qu’en cas d’abondance avec comme préoccupation la répartition de la rente. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, où il est plus question de produire que de partager, ce qui est à partager s’amenuisant de jour en jour.

Pour répondre au défi de la performance des entreprises publiques, une réforme a été engagée en 2017. Où en est-on plus de 2 ans après ?

La réforme engagée en 2017 s’est poursuivie principalement sur deux points. Le premier est législatif, avec la production de plusieurs textes (3 décrets d’applications et plusieurs autres considérés comme complémentaires). Au total, 11 nouveaux textes permettent d’encadrer l’action des entités publiques. Le deuxième concerne l’arrimage des textes organiques des entités publiques aux nouvelles dispositions des lois de 2017. Nous avons en effet assisté à une vaste activité législative dans ce domaine.

Il faut remarquer que cette dynamique textuelle contraste avec l’immobilisme quant au respect des nouvelles dispositions : respect des mandats des DG, DGA et PCA ; disponibilité des outils et fonctions exigés (règlement intérieur du conseil d’administration et charte de l’administrateur, élaboration des 3 comptabilités, outils d’évaluation du DG et du DGA, texte juridique consacrant les catégories des différentes entités publiques, arrimage des salaires des dirigeants).

Qu’est-ce qui retarde la mise en œuvre de cette réforme ?

Cette réforme confirme l’adage selon lequel « on ne change pas une société par décret ». Il est difficile de comprendre pourquoi la réforme retarde. Ne faudrait-il pas relativiser le terme « retarde » au regard des priorités accordées aux différentes facettes de la réforme ? La réforme telle qu’initiée est planifiée. Faits rares, les délais et les procédures nécessaires pour sa mise en œuvre sont contenus dans les textes ; hélas, plusieurs dispositions ne sont pas appliquées malgré les délais échus.

N’ayant pas eu accès à tous les documents préparatoires de la réforme, je vais donc procéder par des conjectures. Et j’ai identifié trois hypothèses. La première est que, bien que les délais soient impératifs, le gouvernement hésite à les appliquer dans toutes leurs dispositions et se donne le temps de la progressivité. Dans ce contexte, plusieurs dirigeants sont en situation d’insécurité juridique ; leur légitimité est entamée et leur responsabilité civile et pénale engagée en cas de contentieux avec un tiers. Au regard des textes, leurs actes sont nuls.

La deuxième concerne l’égoïsme et les jeux d’acteurs contribuant à maintenir le statu quo au mépris des dispositions législatives et de l’intérêt général. Sinon, comment expliquer que des dirigeants sociaux, dont les délais sont largement échus, ne soient pas remplacés ? Comment comprendre les violations des dispositions du texte fixant les catégories des entités publiques ?

La troisième dévoile l’incompétence de l’administration (inertie, les faibles capacités, la difficulté à implémenter une réforme dans ses trois phases, le déni de responsabilité et l’incivisme). Ces trois conjectures s’appuient essentiellement sur les fondements du paradigme managérial.

Si elle est appliquée, cette réforme peut-elle, néanmoins, permettre aux entreprises publiques de renouer avec la performance ?

Oui, bien sûr ! Et c’est l’objectif de la réforme. Vous n’imaginez pas qu’un dispositif soit conçu pour échouer ! Il convient donc de mettre en place un dispositif qui assure la transformation attendue. Comme il s’agit d’une réforme importante, il convient de disposer d’indicateurs permettant de s’assurer que les progrès sont réalisés. La théorie du changement qui sous-tend cette réforme doit donc servir de guide pour sa réussite.

Que faut-il faire d’autre pour rendre ces entreprises plus performantes (elles enregistrent presque toutes de « piètres résultats », selon le Minfi, le FMI et la Banque mondiale) ?

À l’analyse des textes, il apparaît que les principaux problèmes ont été adressés. Il reste alors à impulser les changements anticipés, à disposer des ressources humaines agiles, à garantir une régulation efficace et disposer d’outils de gouvernance adaptés. Je n’imagine pas qu’on puisse envisager une action quelconque tant que cette réforme n’est pas implémentée. Le problème ici est à aller chercher dans le système politique qui n’a pas livré tous ses secrets. Cette situation questionne la cohérence de l’action publique et l’inertie dans la prise de décision.

Les délais prescrits dans les textes sont en inadéquation avec les délais réels du biorythme de la machine administrative. De même, la somme des bonnes intentions contenues dans les textes semble contraster avec les intérêts des dirigeants chargés d’implémenter ces décisions. Bien plus, le relâchement de l’action parlementaire explique l’inaction des députés face à cette méprise de l’exécutif. Toutes les instances de contrôle et de sanction de l’action de l’exécutif manifestent une indifférence impressionnante.

Y a-t-il un lien entre les performances actuelles de l’administration publique et celles des entreprises privées ?

Bien sûr ! Dans un pays, tous les systèmes sont liés. D’ailleurs, très peu de procédures commerciales des entreprises privées échappent à l’implication de l’administration et des entités publiques. De même, la commande publique, dont les procédures sont exécutées par l’administration, constitue un commerce important avec le secteur privé. Il existe entre ces deux entités une relation d’influence mutuelle. La faible performance de l’administration impacte négativement celle des entreprises privées et vice versa.

Vous avez récemment dénoncé, lors d’une leçon inaugurale, la prédominance des intérêts égoïstes chez les managers camerounais et plaidé pour plus d’altruisme dans la gestion des entreprises. Quel intérêt le secteur privé camerounais aurait-il à adopter une telle démarche ?

Il y a longtemps qu’il est admis que les intérêts égoïstes ne servent pas l’entreprise, qu’elle soit publique ou privée. Pour s’en convaincre, il faut revisiter les théories des entreprises. Vous verrez que les modèles de gouvernance ont évolué passant de la gouvernance actionnariale (où seuls les intérêts des propriétaires comptent dans le processus de production et de redistribution) à la gouvernance partenariale (qui incite à tenir compte de l’ensemble des parties prenantes dont entre autres, les actionnaires, le personnel, les fournisseurs, les bénéficiaires) et à la gouvernance cognitive (qui considère que tous les acteurs doivent innover pour créer de la valeur). En plus de cette réalité, le concept de responsabilité sociale des entreprises, qui invite les dirigeants d’entreprises privées à plus d’altruisme, introduit en 1953 reconnait qu’aucune entreprise n’est viable si elle ne tient pas compte des intérêts d’autres parties prenantes, y compris les parties prenantes muettes (générations futures).

Depuis 2010, on assiste d’ailleurs à l’émergence d’un type particulier d’entreprise privée dite « entreprise à mission ». Il s’agit des entreprises commerciales ou industrielles, qui intègrent dans leurs statuts un objectif d’ordre social ou environnemental. C’est alors reconnaitre que l’entreprise se donne volontairement une mission qui vise l’intérêt général. Cette orientation postule que le gain individuel (ou des actionnaires) est durablement garanti si les préoccupations d’autres parties prenantes, de la société en général et de l’environnement sont prises en compte.

Selon l’Institut national de la statistique, le taux de cessation d’activités des PME camerounaises est élevé. Vous qui avez publié en 2012 « PME camerounaises et développement durable : défis, fondements, stratégies », quelles solutions préconisez-vous pour remédier à ce problème ?

Le constat de la cessation des activités récurrente des PME est une réalité dans tous les pays. Il est en effet reconnu que la moitié des PME créées ne fêtent pas leur cinquième anniversaire. Le financement de l’entrepreneuriat relève alors d’une politique publique spécifique. Le Cameroun y avait consacré une grande importance entre 1970 et 1990, à travers les aides publiques à l’entrepreneuriat. Malheureusement, la crise économique, les dysfonctionnements managériaux et les choix de politiques dans ce secteur ont conduit à l’inefficacité de l’aide.

Actuellement, l’État a recentré son intervention autour des facilités et des incitations. Il conviendrait d’élargir son action à l’accompagnement non financier à travers l’action des incubateurs, la mise en réseau. Plusieurs opportunités sont aussi offertes dans l’environnement international, à travers les foires et les actions de levée de fonds. Un accent mis sur l’innovation serait une opportunité. Il reste constant qu’en l’absence de structures de financement, ou alors face à la faible capacité des structures existantes, les PME rencontreront toujours des difficultés. Dans ce domaine, il est suggéré d’avoir un dispositif complet partant des facilités de création, à l’incubation, la mise en réseau, le financement et l’aide aux différentes phases de développement.

Il faut reconnaître que la présence de moins en moins marquée de l’entrepreneur schumpetérien (innovation) au profit de l’entrepreneur par nécessité fragilise la qualité des PME. La préférence de certains propriétaires pour l’informel est un autre handicap non négligeable. L’absence d’un marché bien régulé et la persistance de la corruption ne sont pas neutres dans le sort actuel des PME camerounaises. Contrairement à ce que l’on croit, le climat morose des affaires est très préjudiciable aux PME souvent sollicitées comme sous-traitantes des grandes entreprises. Pour améliorer le sort des PME, il faut agir sur tout l’écosystème entrepreneurial national et ouvrir les opportunités d’affaires sur les marchés extérieurs. Malheureusement, le niveau de notre économie et les multiples crises auxquelles le pays doit faire face ne facilitent pas l’émergence d’une classe de PME durables.

Investir au Cameroun

Rédaction
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